I
ENFIN COMBLÉ !

Du rivage plein d’animation à la grande et élégante maison blanche dressée en haut de la route côtière, le trajet ne représentait guère plus de cent pas, mais Bolitho n’avait pas quitté le canot depuis une minute qu’il était déjà trempé de sueur. Dans la grande rade de Port-aux-Anglais, on ressentait encore ce qui pouvait ressembler à un soupçon de brise ; ici, le soleil de midi écrasait la colline des Moines et noyait Antigua dans la brume, rendant l’atmosphère irrespirable.

Tout excité, incapable de dépasser ce sentiment d’irréalité qui ne l’avait pas quitté depuis son arrivée, une semaine plus tôt, Bolitho pressa pourtant le pas. Les événements s’étaient bousculés au point qu’il ne parvenait même pas à les mettre en ordre. Comme étranger à lui-même, il avait l’impression d’assister en spectateur à ce qui lui arrivait…

Ses chaussures toutes neuves étaient salies par une fine poussière blanche. À travers le large portail, il aperçut les grands jardins magnifiquement tenus qui s’étendaient devant la demeure. Sans le pavillon qui pendait lamentablement au mât, on eût cru la résidence de quelque riche marchand ou armateur. Au nombre de noirs qui s’activaient parmi les fleurs et les massifs, il se dit que la maison avait plus probablement appartenu à un négrier.

Il faisait déjà plus frais à l’abri du porche, où arriva un sergent de fusiliers au visage cramoisi qui commença par l’inspecter sans vergogne de la tête aux pieds.

— Si vous voulez bien entrer, monsieur.

Le ton était assez détaché, comme s’il était blasé d’avoir vu défiler tant d’officiers de marine.

Bolitho pénétra dans une petite pièce ; la porte claqua derrière lui. Pour la première fois depuis bien longtemps, il était seul. Seul, et à l’orée de ce qui avait de grandes chances d’être un grand jour.

Il se dirigea lentement vers la fenêtre pour contempler le spectacle du port étendu sous ses yeux comme une marine. Port-aux-Anglais, quartier général et centre nerveux de la puissance navale britannique aux Antilles et dans toute la mer des Caraïbes. Pas un seul type connu de bâtiment qui ne fût représenté : lourds deux-ponts mouillés en eaux profondes, taus à poste et sabords largement ouverts pour laisser pénétrer le moindre souffle d’air, frégates et transports, sans compter une foule d’unités de moindre taille, bricks ou goélettes, entre lesquelles une nuée d’embarcations faisaient des allers et retours incessants, pareilles à des araignées d’eau.

Un peu plus loin, dans le grand bâtiment, un homme criait on ne sait quoi ; il y eut des bruits de pas et Bolitho s’approcha d’un miroir. Dans quelques minutes, il saurait enfin ce que l’avenir lui réservait – ou ne lui réservait pas.

Il ne parvenait toujours pas à s’habituer à son soudain changement d’apparence. Il n’avait jamais imaginé qu’un nouvel uniforme pût à ce point se contenter de changer une apparence sans toucher à l’être réel. Il y avait de cela seulement quelques semaines, il était simple lieutenant à bord du Trojan, vaisseau de ligne de quatre-vingts canons. Pendant trois ans, il avait vécu à son bord, il avait peiné et même manqué mourir dans cette coque surpeuplée, gravissant les échelons depuis sa position de quatrième lieutenant au gré des morts et des promotions. Il s’était habitué au Trojan, même s’il avait dû peu à peu lutter pour se débarrasser des pesanteurs de la hiérarchie et trouver enfin sa propre voie.

Comme pour chacun à bord, la besogne ne lui avait pas fait défaut, et de loin. Avec cette révolte qui embrasait l’Amérique, les bâtiments de ligne étaient soumis à un régime épuisant. Au fur et à mesure que la révolution prenait de l’ampleur et que l’escadre découvrait sa véritable nature, le Trojan avait dû courir d’une urgence à l’autre.

Il paraissait à première vue incroyable que des bandes aussi désorganisées eussent fini par constituer une armée. Et une armée suffisamment forte et habile pour s’opposer avec succès au meilleur de l’armée anglaise. Mais, comme bon nombre de ses compagnons, Bolitho avait longtemps été convaincu que tout se terminerait rapidement par quelque compromis. Les choses avaient basculé en octobre 1777, lorsque les troupes de Burgoyne avaient été contraintes de se rendre. D’un seul coup d’œil, la rébellion s’était transformée en un conflit d’une extrême violence entre les Britanniques, qui devaient faire des miracles avec des ressources toujours insuffisantes, et les armées de la révolution américaine, soutenues par une véritable flotte de corsaires français ou espagnols. Il était devenu impossible à n’importe quel navire de commerce de naviguer sans s’exposer à d’énormes risques. Les transports de troupes eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de telles attaques.

Au beau milieu de cette guerre de coups de main, l’existence de Bolitho avait pris un nouveau tour. Au large de Porto Rico, le Trojan avait pris en chasse puis abordé une prise, un joli petit brick plein à ras bord de marchandises de contrebande et de poudre destinées aux Américains. Acculé entre deux bancs de récifs et soumis aux tirs dévastateurs du Trojan, son patron avait choisi de se rendre sans faire trop de manières.

Le second du Trojan était indispensable à son bord, les autres officiers, fraîchement embarqués, manquant encore d’expérience : c’est donc à Bolitho qu’échut le commandement de la prise. Il reçut l’ordre de faire route vers Antigua et d’y attendre de nouvelles instructions. Quel rêve ! À nous la liberté, lui soufflaient l’excitation de la nouveauté et l’entière latitude pour agir à sa guise sans avoir l’œil du capitaine braqué sur lui. Le petit brick offrait toutes les possibilités, même pour une durée fatalement limitée.

Le sort en décida autrement. Quelques jours plus tard, ils avaient aperçu un autre brick, remarquablement monté et doté d’un armement bien plus impressionnant que ne le laissait d’ordinaire attendre ce type de bâtiment. À n’en pas douter, il s’agissait d’un corsaire. Il devint vite évident qu’il avait rendez-vous avec la prise.

Il lui fallait réfléchir sur-le-champ, sans même parler d’échafauder un plan. L’adversaire pouvait rattraper et mettre hors de combat un bâtiment mal armé sans difficulté. Combattre et mourir pour rien n’avait pas de sens, se rendre n’en avait guère davantage.

Mais les choses s’étaient passées si simplement qu’en y repensant il avait l’impression de revivre le même rêve. Il s’était rapproché du corsaire qui ne se doutait encore de rien, comme pour lui remettre des dépêches. Ils l’avaient croché brutalement dans un amas d’espars et de toile enchevêtrés abattus sous la violence du choc. Des grêles de balles, les hurlements des hommes qui se ruaient à l’abordage et voilà : l’équipage de Bolitho, pourtant très nettement inférieur en nombre, et qui s’était battu à quatre contre un, s’était rendu maître du corsaire. Mais les marins du Trojan avaient l’habitude de ce genre d’action. Et puis il s’agissait du premier commandement du capitaine corsaire.

Bolitho fit donc son entrée au port avec deux prises au lieu d’une seule. La guerre prenait une vilaine tournure sur la terre ferme et sur mer les choses ne valaient guère mieux. Les leurs étaient découragés et l’arrivée sous les saluts du fort remit du baume au cœur de tous : grandes poignées de main du contre-amiral, sourires chaleureux des capitaines de vaisseau les plus anciens, Bolitho était encore tout ébahi de l’accueil qui lui avait été réservé.

Les deux prises avaient été conduites au chantier et lui-même avait trouvé refuge à bord d’un vieux ponton, l’Octavie. À l’origine, c’était un deux-ponts qui avait failli périr un an plus tôt dans un ouragan. On l’utilisait désormais comme hôtel flottant. Les jeunes officiers tuaient le temps comme ils pouvaient, entre les jeux d’argent, de grandes siestes et des beuveries. Cette vieille Octavie avait tout vu : les promotions et les transferts, les cours martiales, les retours au pays des malheureux blessés au combat.

Les jours passaient ; Bolitho en vint à croire qu’on l’avait oublié. Le Trojan risquait fort de rallier sous peu et il lui faudrait alors rejoindre ses anciens compagnons. La routine, l’espoir d’autre chose aussi, qui sait ? Mais mieux valait ne pas trop rêver.

Un aide de camp en uniforme immaculé vint un beau matin lui porter des ordres dont la brièveté n’avait d’égal que le contenu insolite. Par décision du commandant en chef, Bolitho était promu au grade supérieur avec tous les avantages attachés à son nouveau rang. La promotion prenait effet immédiatement, il était prié de se procurer un nouvel uniforme et de se présenter sous deux jours au quartier général récemment inauguré.

Il s’examina dans la glace : le jour dit était arrivé.

À Antigua, il était facile de se procurer n’importe quoi sans trop de délai : il suffisait d’y mettre le prix. Il avait remplacé son vieil uniforme délavé de lieutenant par une tunique ornée des larges parements bleus de capitaine. Un simple galon d’or sur les manches indiquait toutefois qu’il n’en était qu’au premier grade. Posé sur une chaise, un haut chapeau, lui aussi cerclé d’or, brillait agréablement au soleil. Le reste de son fourniment, flambant neuf, donnait cette même impression d’avoir été emprunté sur gages : la veste et le pantalon blancs, sa cravate, les chaussures que la poussière avait déjà couvertes, le sabre enfin, à la garde finement ouvragée et qu’il avait choisi avec le plus grand soin. Enfin, mieux valait ne point trop penser aux sommes astronomiques englouties dans ces diverses emplettes, dont quelques dessous-de-table destinés à accélérer les livraisons. Pour le moment, une avance sur sa coquette part de prise avait suffi à parer au plus pressé.

Il rebroussa machinalement la mèche rebelle qui lui retombait sans cesse sur l’œil droit. La cicatrice atroce remontait jusqu’au cuir chevelu : quelques semaines plutôt que plusieurs années semblaient le séparer de cet abominable épisode du coup de couteau.

Il se força à sourire pour surmonter sa nervosité. Jeune ou pas, peu importait : il venait enfin de gravir la première marche, celle qui comptait. Elle pouvait aussi bien le conduire à la disgrâce qu’à la fortune, mais il répétait ce qu’avaient connu tous ses ancêtres, et le jour qu’il avait attendu avec tant d’anxiété était arrivé.

Il entendit des pas dans la coursive, ajusta une dernière fois sa cravate et remit son sabre en place à son côté. Décidément, il n’arrivait pas à se faire à cette image que lui renvoyait la glace : cet uniforme, ce visage tendu, tout trahissait une anxiété qu’il aurait bien aimé dissimuler.

Les pas approchaient, s’arrêtèrent devant la porte. Bolitho se redressa d’un seul mouvement, attrapa son chapeau et le cala sous son bras, essayant de maîtriser son cœur qui battait la chamade. Sa bouche était sèche, la sueur lui dégoulinait entre les épaules, un vrai ruisseau.

Richard Bolitho avait alors vingt-deux ans, il en avait douze lorsqu’il avait rejoint la marine royale. Et pourtant, il avait les yeux rivés sur la poignée de cette porte comme s’il était encore un vulgaire aspirant, alors qu’il attendait là ce qu’il avait toujours espéré : un commandement.

Le sergent de fusiliers l’observait froidement.

— Dès que vous serez prêt, monsieur, le capitaine Colquhoun va vous recevoir.

— Je suis paré, merci.

Le fusilier lui adressa quelque chose qui ressemblait à un sourire.

— Je suis sûr qu’il y sera sensible, monsieur.

Mais Bolitho n’entendait plus rien. Il suivit le sergent dans la coursive, en route vers un autre monde.

 

Le capitaine de vaisseau Colquhoun se leva brusquement de derrière son grand bureau, tendit la main à son hôte et se rassit lourdement dans son fauteuil.

— Je vous en prie, Bolitho, asseyez-vous.

Il tournait le dos à la fenêtre et il était donc impossible de lire sur son visage. Bolitho s’était calé dans un siège étroit et sentait sans le voir le regard posé sur lui.

— Vos notes sont excellentes, commença Colquhoun.

Il ouvrit un gros dossier et parcourut rapidement les papiers qui y figuraient.

— Je vois que vous avez un brevet de lieutenant à bord d’un soixante-quatorze. Eh bien ?… fit-il en levant les yeux.

— Oui monsieur, répondit Bolitho, la Destinée, une frégate.

Il avait suffisamment d’expérience de la marine pour savoir que ces entretiens avec un supérieur hiérarchique prenaient un certain temps. Chacun avait sa propre manière, mais cela se terminait toujours de la même façon – l’impression désagréable de se trouver pendu à un fil sans savoir ce qui allait vous tomber dessus. Il s’efforça donc de ne pas regarder Colquhoun et se concentra sur l’agencement de la pièce : les murs tout blancs, le sol carrelé, quelques meubles massifs de bois sombre, une table surchargée de verres. Apparemment, ce Colquhoun était un bon vivant. Il lui fit face : la trentaine, des traits assez fins autant qu’il pouvait en juger dans l’ombre, le menton carré et volontaire. Ses cheveux blonds étaient rassemblés en une grosse natte, comme les siens. C’était alors la mode. Et, en dépit de son séjour outre-mer, il avait le teint étrangement pâle.

— Votre capitaine semble dire beaucoup de bien sur votre compte – il ramassa les papiers épars. Oui, c’est vraiment flatteur.

Bolitho tentait désespérément de déglutir, il avait la gorge horriblement sèche. Le capitaine Pears, commandant du Trojan, lui avait remis un pli qui contenait son rapport. S’il avait su en le rédigeant ce qui s’était passé ensuite et comment Bolitho s’en était sorti, son texte aurait été encore plus élogieux. Comme c’était étrange, pourtant : au cours de ces trois ans passés à son bord, il n’avait jamais réussi à comprendre vraiment cet homme. Parfois, il se disait que le capitaine le détestait ou, du moins, le supportait difficilement. Pourtant, ce papier posé sur le bureau le révélait à ses yeux sous un jour nouveau.

— Je vous remercie, monsieur.

— Hmm.

Colquhoun se leva, se dirigea vers la table, avant de changer d’avis. Il s’approcha de la fenêtre et contempla longuement le mouillage.

— J’ai reçu pour instruction de vous donner un nouveau commandement. À vous de faire la preuve de vos capacités et de montrer que vous êtes capable d’exécuter les ordres au lieu de les interpréter à votre avantage.

Bolitho resta muet de saisissement. Décidément, cet homme était imprévisible.

— Depuis le désastre de Saratoga l’an passé, poursuivit Colquhoun, nous avons vu les Français augmenter considérablement l’aide qu’ils prêtent aux Américains. Au début, ils se contentaient de leur fournir du ravitaillement et des conseillers militaires. Ensuite, ce furent des corsaires, des soldats de fortune, des mercenaires. À présent, continua-t-il d’une voix plus dure, ils utilisent les Américains pour atteindre leurs propres objectifs : reprendre les territoires perdus au cours de la guerre de Sept Ans.

Bolitho se cramponnait à la poignée de son sabre tout neuf. Il devait rester calme. Quelque part dans cette rade, un bâtiment attendait son nouveau capitaine. Récent ou ancien, petit ou imposant, peu importait : il serait bientôt à lui. Et il lui fallait pourtant rester là, impassible, à écouter les commentaires du capitaine de vaisseau Colquhoun sur la conduite de la guerre. Cette guerre, Bolitho y avait été impliqué depuis le début, alors que, il le tenait d’un officier de l’Octavie, Colquhoun n’était arrivé d’Angleterre que depuis six mois.

Colquhoun reprenait, de la même voix impassible :

— Mais tant que nous maîtrisons les routes maritimes et les voies d’approvisionnement, personne, ni ces maudits Français ni le pape en personne, ne pourra mettre la main sur un pouce de territoire.

Il se détourna légèrement ; le soleil faisait briller les galons dorés de sa veste.

— Vous n’êtes pas d’accord ?

— Dans une certaine mesure, monsieur. Mais…

— Mais n’est pas un mot que je puis tolérer, aboya Colquhoun. Ou bien vous êtes d’accord avec moi ou bien vous ne l’êtes pas.

— A mon sens, nous devrions consentir plus d’efforts pour traquer les corsaires et les détruire dans leurs repaires, monsieur.

Il se tut, la réplique allait certainement tomber sans tarder. Mais non, rien.

— Nous avons trop peu de bâtiments pour assurer l’escorte des convois. Un ou deux corsaires qui attaquent des bâtiments marchands mal escortés peuvent faire un malheur.

— Vraiment ? Je dois dire que vous me surprenez.

Bolitho se mordit la lèvre : il était tombé dans le piège. Colquhoun avait peut-être espéré que l’un de ses amis ou de ses protégés se verrait attribuer ce nouveau commandement. Bolitho était venu troubler son jeu. Mais que ce fût ou non le cas, il était évident qu’il lui était hostile.

— Il va sans dire, Bolitho, que j’ai entendu parler de votre famille, une race qui a de l’eau salée dans les veines, des casse-cou qui n’ont peur de rien. Au point où nous en sommes, nous avons besoin de nos meilleurs officiers – il détourna le regard et se replongea dans la contemplation du paysage. Approchez-vous donc.

Bolitho vint le rejoindre et observa le spectacle de la rade remplie de bâtiments à l’ancre.

— Impressionnant, n’est-ce pas ? – Colquhoun eut un petit rire. Mais imaginez-les à la mer, ballottés par le vent, ce n’est plus que de la poussière. Avec ces Grenouilles accrochées à nos basques et qui s’en prennent une fois de plus à l’Angleterre, nous sommes à la limite de nos forces.

Il lui montra du doigt un bâtiment sur rade. Une frégate abattue en carène, des matelots qui s’activaient au soleil, le dos brûlé, noirs comme de l’ébène.

— La Bacchante, un trente-six – sa mâchoire se contracta. C’est mon bâtiment. Et, depuis que je la commande, c’est bien la première fois que je parviens à réparer ses œuvres vives.

Bolitho lui jeta un coup d’œil. Depuis sa première expérience à bord de la Destinée, une frégate de vingt-huit, il rêvait d’en commander une un jour. C’étaient des bâtiments indépendants, capables de combattre tout ce qui flottait à l’exception de bâtiments de ligne, manœuvrants et agiles à souhait. Bref, le rêve de tout jeune capitaine. Pourtant, Colquhoun paraissait assez mal taillé pour ce rôle-là, avec son apparence frêle et ses airs d’aristocrate. Son uniforme était superbe, et le sabre qui pendait à son côté valait bien dans les deux cents guinées.

— Mais regardez donc par ici, fit Colquhoun en tendant le bras. Plus loin, vous apercevez le reste de notre flottille. Avec tout ça, et rien de plus, on m’a donné pour mission de patrouiller et de traquer l’ennemi, soutenir la flotte et assister tous ces bâtiments marchands qui poussent des cris de putois dès qu’ils aperçoivent une voile non identifiée. Il me faudrait au bas mot cinq fois plus de navires, et encore, je ne serais pas sûr d’y arriver.

Il se tourna pour observer la réaction de Bolitho qui restait là à contempler la mer.

— Je vois trois corvettes, fit tranquillement Bolitho.

L’une des trois était plus petite que les autres. Était-ce celle qui lui était destinée ? Il respira profondément.

— Et je vois aussi une goélette.

— Vous avez raison.

Colquhoun revint à la table et prit un grand verre. Il le mira un instant au soleil, avant d’ajouter :

— Vous allez avoir l’Hirondelle, Bolitho, un dix-huit canons qui n’a pas deux ans. Si j’excepte ma propre frégate, c’est certainement la meilleure unité sous mes ordres.

Bolitho le fixait intensément, incapable de dire un mot.

— Pardonnez-moi, monsieur, je ne sais que dire…

— Alors, fit Colquhoun, ne dites rien.

Il remplit deux verres de cognac.

— Je n’ai aucun doute sur vos capacités de marin, Bolitho, vos antécédents le démontrent suffisamment. Exécuter les ordres sans poser de questions est une chose, mais mener des hommes, faire le meilleur usage de leurs capacités sans en perdre le contrôle, voilà une autre paire de manches. À votre premier commandement, Bolitho, ajouta-t-il en lui tendant un verre. J’espère que vous continuerez à avoir autant de chance que jusqu’en cet an 1778, et croyez-moi, vous en aurez bien besoin !

Le cognac vous brûlait la gorge, mais Bolitho était encore sous le choc et ne le sentit même pas. Une corvette toute neuve, la meilleure unité de Colquhoun. Il fallait lui laisser le temps de regagner l’Octavie, de se réveiller et de prendre conscience de ce qui lui arrivait.

— Votre prédécesseur à bord de l’Hirondelle vient tout juste de mourir, fit tranquillement Colquhoun.

— J’en suis désolé, monsieur.

— Hmm. La fièvre, et son second est trop jeune pour prendre sa suite – il haussa les épaules. Vous arrivez à point nommé, vous avez la bénédiction de notre amiral bien-aimé, vous avez enfin toutes les qualités requises. En bref, vous êtes l’homme de la situation.

Et il ne riait pas.

Bolitho détourna les yeux : mieux valait d’emblée partir du principe que Colquhoun n’avait aucun sens de l’humour.

— Je ferai de mon mieux, monsieur.

— J’en suis certain – il sortit sa montre et fit sauter le couvercle. LHirondelle a été ravitaillée, enfin, son équipage est complet. Je vais faire envoyer l’équipage de prise sur d’autres bâtiments qui en ont grand besoin. À moins que vous ne souhaitiez garder l’un ou l’autre de vos hommes ?

— Oui monsieur, il y en a un que j’aimerais bien conserver, un seul. Je vous en remercie.

— Vous faites décidément un curieux mélange, soupira Colquhoun. Cornouaillais, je suppose ?

— Oui monsieur.

— Ah, dans ce cas…

Mais il n’acheva pas sa phrase.

— J’ai prévu un canot qui va vous emmener à votre bord d’ici une demi-heure. Vos ordres seront prêts.

Bolitho ne savait trop que faire ni que dire, encore un dernier conseil ?

Apparemment, Colquhoun avait lu dans ses pensées et il ajouta tranquillement :

— Vous recevrez de temps à autre des ordres écrits. Mais ils vous indiqueront uniquement ce que vous devez faire. Quant à la manière d’y parvenir, c’est votre affaire.

Il se détourna vers la fenêtre pour contempler la frégate couchée sur le flanc.

— J’ai exercé plusieurs commandements. Le premier fut naturellement le plus merveilleux. Mais je me souviens aussi que je ne me suis jamais senti aussi seul. Je ne pouvais plus demander conseil à mes compagnons de carré ni profiter de quelques moments de liberté entre mes heures de service. Auparavant, je considérais un capitaine comme une espèce de dieu, descendu sur cette terre pour commander et laisser à d’autres le souci de l’exécution. J’ai vite compris que les choses ne se passaient pas ainsi, et vous le comprendrez vite, vous aussi.

Bolitho ramassa son chapeau.

— J’essaierai de m’en souvenir, monsieur.

Colquhoun se détourna.

— Non, vous ne vous souviendrez de rien. Vous penserez que vous en savez autant que les autres, ce qui n’est pas faux. Mais quelque part sur votre route, au beau milieu d’une tempête, ou assailli par la bordée de l’ennemi, ou encore encalminé avec un équipage mourant de soif, vous comprendrez ce que commander veut dire. Au moment même où vous aurez désespérément besoin de conseils et de soutien, vous n’en trouverez pas, et vous tiendrez entre vos mains la vie ou la mort de vos hommes. Alors, croyez-moi, ce jour-là, vous comprendrez.

Il conclut sèchement :

— Vous pouvez aller attendre dans l’antichambre.

L’entretien était terminé.

Bolitho recula vers l’embrasure, les yeux fixés sur la silhouette sombre qui se découpait devant la fenêtre. Ce moment était tellement important qu’il ne voulait pas risquer d’en perdre une miette, des meubles jusqu’aux verres soigneusement alignés.

Il referma la porte derrière lui, regagna la salle d’attente et jeta un coup d’œil à sa montre : le tout n’avait pas duré vingt minutes. Il s’approcha de la fenêtre pour examiner les bâtiments mouillés au loin, essayant de distinguer celui qui lui était destiné, d’imaginer à quoi il ressemblait, ce que son équipage allait penser de lui.

La porte s’ouvrit, un lieutenant assez ancien passa la tête.

— L’Hirondelle, monsieur ?

Il tenait une enveloppe cachetée à la main. Bolitho respira profondément.

— Oui, fit-il, c’est pour moi.

Le lieutenant hocha la tête et lui répondit d’un sourire.

— Voici vos ordres, monsieur. Le canot approche de la jetée. Je vais faire prendre vos affaires à bord du Trojan dès qu’il sera là – haussement d’épaules –, mais je ne garantis pas que vous les revoyiez un jour, naturellement.

Bolitho eut un sourire niais. Il était incapable de garder son air impassible.

— Eh bien, vous n’aurez qu’à les vendre pour mon compte, voulez-vous ? Vous utiliserez la somme pour soulager quelques-uns de ces pauvres bougres qui attendent de rentrer en Angleterre.

Le lieutenant sortit de sa poche une paire de lorgnons cerclés de fer et l’observa tandis qu’il s’en allait avant de hocher lentement la tête : un jeune homme bien remarquable, sans aucun doute. Il fallait prier le ciel qu’il le demeurât encore longtemps.

 

Bolitho sortit du bâtiment. Après la fraîcheur, le soleil tapait de plus belle. Il se dirigea vers la route côtière, ruminant l’entretien qu’il venait d’avoir avec Colquhoun, essayant de se représenter son futur commandement. Il allait devoir travailler avec l’escadre, mais sans lui appartenir. Bien ne valait la liberté qu’offrait cette position : pas de signaux, pas de ces ordres incessants qui avaient été son lot quotidien à bord du Trojan.

Il fit une pause au détour d’un virage et, la main en visière, tenta de distinguer l’embarcation qui s’approchait de la jetée. Il grelottait en dépit de la chaleur et se remit en marche d’un bon pas pour rejoindre la mer. Aux yeux du vulgaire, ce n’était jamais qu’un canot qui faisait la navette. Pour lui, c’était bien davantage : le premier contact, un détachement de ses hommes. Oui, ses hommes.

Il aperçut soudain la silhouette familière de Stockdale, debout près de ses affaires neuves. Cette vue lui fit chaud au cœur. Même si Colquhoun ne l’avait pas autorisé à reprendre un seul de ses hommes avec lui, il savait que Stockdale serait arrivé sans avoir rien demandé à personne. Massif, boule de muscles dans son large pantalon blanc et sa veste bleue, il évoquait irrésistiblement une espèce de chêne indestructible. Lui aussi observait soigneusement l’embarcation à l’approche.

Bolitho était lieutenant à bord de la frégate la Destinée lorsque leurs chemins s’étaient croisés pour la première fois. On l’avait envoyé à terre pour la corvée de presse. Assez désespéré, il avait fini par échouer près d’une modeste auberge avec son détachement. Mais enfin, à défaut de lever des recrues, cette halte permettait au moins de se reposer et de trouver quelque rafraîchissement. La méthode n’avait guère varié au fil des siècles : errer de village en village, d’estaminet en auberge. En général, cela se terminait par un ramassis d’hommes trop jeunes pour le dur service à bord d’une frégate ou de vieux matelots qui n’avaient pas trouvé d’emploi à terre et qui se résolvaient de mauvais gré à retourner finir leurs jours dans un endroit où ils avaient juré de ne jamais remettre les pieds.

Stockdale n’appartenait à aucune de ces deux catégories. Il avait été longtemps lutteur de foire. Nu jusqu’à la ceinture, il attendait patiemment, comme un bœuf, à l’extérieur de l’auberge, tandis que son maître essayait de convaincre un adversaire qui lui rapporterait une guinée.

Fatigué, mort de soif, Bolitho avait pénétré dans l’auberge, abandonnant un instant sa petite troupe. Ce qui s’était passé ensuite n’avait jamais été véritablement éclairci, mais il avait entendu des injures, et ses marins qui hurlaient de rire. Lorsqu’il s’était précipité au-dehors, un de ses hommes empochait une guinée et le maître rouait Stockdale de coups de chaîne. Le marin qui l’avait emporté était un quartier-maître canonnier assez solidement bâti, mais on ne savait trop s’il avait eu Stockdale par la ruse ou à la régulière. En tout cas, Bolitho n’avait jamais vu Stockdale perdre un combat depuis lors, ni à la loyale ni autrement. Mais, à ce moment-là, il subissait sans broncher ce châtiment injuste, lui qui eût pu tuer d’un seul coup bien placé celui qui le tourmentait.

Écœuré par ce spectacle et plein de colère contre lui-même, Bolitho avait fini par lui demander s’il se porterait volontaire pour le service du roi. La gratitude gauche qu’il lui avait manifestée était presque aussi gênante que les sourires sarcastiques des matelots. Fou de rage, le maître de Stockdale n’en revenait pas : l’homme avait ramassé ses affaires sans dire un mot pour suivre le détachement de presse.

Et ce n’était que le début. Stockdale s’accoutuma à sa nouvelle existence comme s’il était né en mer. Fort comme deux, il avait pourtant la douceur de l’agneau. Lorsque Bolitho courait quelque danger, il était là. Le jour où il avait reçu un méchant coup de couteau et que son détachement se repliait en désordre, c’est Stockdale qui les avait regroupés et qui avait pris soin de son lieutenant hors de combat. Lorsque Bolitho avait débarqué de la frégate pour rejoindre le Trojan, Stockdale avait réussi à le suivre. Il n’était jamais très loin, à la fois domestique et chef de pièce. À bord de la prise, un simple regard de lui suffisait à obtenir le silence. Il ne parlait guère, et d’une voix extrêmement sourde, car ses cordes vocales avaient souffert de toutes ces années passées à lutter sur des champs de foire.

Lorsqu’il avait appris la promotion de Bolitho, il avait simplement déclaré :

— Vous allez avoir besoin d’un bon cuistot, monsieur.

Puis il avait ajouté, avec son sourire malin :

— Et peu importe quel bateau ils vont vous donner.

L’affaire fut conclue sur-le-champ. Bolitho n’en avait pas douté un seul instant.

Stockdale se tourna en voyant Bolitho approcher et le salua.

— Tout est paré.

Il observa en connaisseur l’uniforme tout neuf et hocha la tête pour manifester son contentement.

— Vous ne méritez pas moins, monsieur.

Bolitho lui fit un grand sourire :

— Ça, nous verrons plus tard.

Les avirons étaient rentrés, un matelot avait sauté à terre avec la bosse. Le canot vint doucement mourir contre une pile.

Stockdale attrapa le plat-bord.

— Beau temps pour un jour pareil, fit-il en inspectant l’armement du regard.

Un aspirant efflanqué sauta à terre et ôta sa coiffure. Il devait avoir dix-huit ans, était assez bien de sa personne, et semblait aussi bronzé qu’un indigène.

— Je m’appelle Heyward, monsieur – il cilla en voyant le regard impassible de Bolitho. Je… enfin, on m’a envoyé vous prendre à terre, monsieur.

Bolitho lui fit un petit signe du menton.

— Merci, monsieur Heyward. Vous me décrirez le bâtiment pendant la traversée.

Et il attendit que l’aspirant et Stockdale aient eu fini d’embarquer son coffre et son bagage pour monter à son tour dans le canot.

— Poussez ! Sortez !

Heyward se sentait visiblement guetté par l’œil de son commandant.

— Avant partout !

Les avirons plongeaient et se levaient en cadence comme de grands os décharnés. Bolitho inspecta rapidement l’armement, les uniformes : chemises à carreaux et pantalons blancs. L’ensemble lui parut de bon aloi. Beaucoup de gens prétendent qu’on juge de la valeur d’un bâtiment à la tenue de ses embarcations, mais ce n’était pas l’avis de Bolitho. De nombreux capitaines soignaient particulièrement cet aspect des choses, tandis que l’équipage végétait à bord à peine mieux qu’un troupeau de bêtes. Les matelots ne laissaient rien paraître, des têtes habituelles de marins anglais, les visages fermés d’hommes habitués à être minutieusement observés en toutes choses. Et pourtant, ils devaient se poser bien des questions sur leur nouveau capitaine. Pour un simple matelot, le capitaine est un être à peine inférieur à Dieu, capable aussi bien d’utiliser leurs talents pour remporter une bataille que de leur faire une vie d’enfer sans qu’ils puissent seulement protester ni trouver quelqu’un qui défende leur cause.

— Nous sommes au mouillage depuis trois jours, fit enfin l’aspirant, histoire de dire quelque chose.

— Et avant cela ?

— En patrouille devant la Guadeloupe. Nous avons aperçu un brick français, mais il s’est échappé.

— Depuis combien de temps êtes-vous à bord de l’Hirondelle ?

— Cela fait deux ans, monsieur, depuis qu’elle a pris armement dans la Tamise, à Greenwich.

Stockdale se souleva un peu de son banc.

— La voilà, monsieur, juste à bâbord.

Bolitho se redressa dans la chambre : tous les yeux étaient certainement rivés sur lui. Il eut du mal à maîtriser son excitation en voyant son bâtiment démasquer derrière un gros transport. La corvette se balançait doucement, comme posée sur son reflet, la touche rouge du pavillon tranchant sur l’arrière-plan de collines embrumées.

Bolitho avait vu beaucoup de corvettes au cours de sa carrière. Exactement comme les frégates, elles étaient de toutes les tâches et sur toutes les mers : valets à tout faire, yeux de la flotte, on en trouvait dans tous les ports. Mais il comprit soudain que l’Hirondelle n’était pas exactement comme ses sœurs. Avec son gréement dansant, l’unique ligne de sabords grands ouverts, c’était une vraie beauté, un pur-sang, une frégate en miniature, un bâtiment qui ne demandait qu’à délaisser la terre ; oui, c’était tout cela à la fois et bien d’autres choses encore.

Il s’entendit ordonner :

— Faites donc le tour par-devant les bossoirs.

Rien ne troublait le silence que le grincement de la barre, le friselis de l’eau devant l’étrave, les craquements des avirons. Il n’aurait pas voulu partager cet instant avec quiconque, non. Le grand boute-hors pointait comme un long doigt noir. Il leva la tête pour contempler la figure de proue : une hirondelle de la taille d’un homme, le bec grand ouvert, furieuse, les ailes tendues comme pour prendre son envol. Les griffes acérées tenaient une gerbe de branches de chêne ornées de leurs glands. Le canot passa lentement de l’autre bord, jusqu’aux passavants. Il n’aurait jamais imaginé que la paisible hirondelle puisse être représentée comme un volatile aussi guerrier.

Il sursauta en voyant une grosse gueule qui sortait du premier sabord.

— Nous avons un trente-deux-livres de chaque bord, fit respectueusement Heyward, toutes les autres pièces sont des douze-livres, il y en a seize.

Il se tut lorsque Bolitho se tourna pour le regarder.

— Je ne voulais pas vous déranger, monsieur.

Bolitho sourit en lui prenant le bras.

— Je dois dire que je suis assez surpris de voir de tels calibres sur un aussi petit bâtiment – il hocha du chef. Avec deux pièces de chasse de cette taille, l’ennemi doit avoir un choc. À ma connaissance, les neuf-livres sont plus classiques sur une corvette.

L’aspirant approuvait sans rien dire, soudain préoccupé par la manœuvre.

— Crochez dedans !

Le canot vint mourir dans une jolie courbe finale et crocha dans les porte-haubans. On apercevait une rangée de têtes au-dessus de la coupée, l’uniforme bleu et blanc d’un officier, d’autres silhouettes au pied du grand mât.

— Levez !

L’embarcation accosta, le brigadier crocha sa gaffe dans un geste parfait.

Bolitho se leva dans la chambre, parfaitement conscient de toutes ces paires d’yeux fixées sur lui. Stockdale lui tendit la main, prêt à l’assister s’il perdait l’équilibre. Le commandant craignait visiblement que son sabre tout neuf n’allât se prendre dans ses jambes tandis qu’il grimperait la coupée.

Il inhala profondément, enjamba le plat-bord et sortit de la chambre. Il avait beau s’être préparé psychologiquement à cet instant, il se trouva totalement désarçonné par les trilles des sifflets. Il finit tout de même par émerger à hauteur du pont, la tête puis les épaules, et se hissa à bord. Il fallut toute la solennité des honneurs que rend ainsi un bâtiment de guerre à son commandant pour qu’il comprît vraiment qu’il n’était plus lieutenant et qu’il venait de franchir un pas de géant.

Cela faisait beaucoup de choses à observer : les sabres au clair, les boscos et leurs sifflets d’argent, les marins nus jusqu’à la taille postés à la coupée ou dans les enfléchures. Sous ses pieds, le pont se balançait lentement, mais que de changements ! Après le Trojan et son énorme coque, son armement impressionnant, ses espars innombrables, voilà un bâtiment qui semblait vivre.

Un officier s’approcha comme Bolitho se découvrait pour saluer le pavillon à la poupe.

— Bienvenue à bord, monsieur. Je m’appelle Graves, second lieutenant.

Bolitho le regarda un moment. Le lieutenant était jeune et plein d’allant, mais il avait le comportement précautionneux d’un homme beaucoup plus âgé.

— Tout le monde attend vos ordres, ajouta le lieutenant.

— Et le second ? demanda Bolitho.

Graves détourna le regard.

— A bord de l’amiral, monsieur, il avait rendez-vous – il lui jeta un regard furtif : Mais cela ne signifie pas quelque manque de respect à votre égard, monsieur, j’en suis certain.

Bolitho répondit d’un signe de tête. Les explications de Graves étaient trop belles pour être honnêtes. Elles sentaient celui qui essayait à tout prix d’excuser le défaillant.

Graves essaya de changer de sujet.

— Voici M. Buckle, le maître pilote, et M. Dalkeith, notre chirurgien.

Et il continua d’égrener les noms tandis que Bolitho passait en revue les quelques officiers mariniers supérieurs alignés devant lui.

Il essayait d’imprimer chaque visage dans sa mémoire, mais garda le reste pour plus tard. Il aurait bien le temps de les connaître plus à fond, alors que cette toute première impression était de la plus grande importance.

Il s’approcha de la lisse de dunette et contempla le pont principal. L’Hirondelle faisait cent dix pieds de long, avec un maître bau de trente, soit presque les dimensions d’une frégate. Quoi d’étonnant, dans ces conditions, si elle emportait un armement aussi impressionnant, si disproportionné à sa taille.

— Monsieur Graves, demandez aux hommes d’approcher.

Les premiers firent passer la consigne et tous vinrent se presser contre ceux qui étaient déjà là. Bolitho sortit le décret de commandement de sa poche et le posa à plat sur la lisse brûlante.

Il jeta un regard sur cette foule de visages. Comment faisaient-ils donc pour s’entasser à bord d’un bâtiment aussi minuscule ?

L’Hirondelle avait un équipage de cent cinquante hommes mais, lorsqu’ils étaient tous rassemblés comme maintenant, on eût dit qu’il y en avait bien le double.

Graves toucha le bord de sa coiffure.

— L’équipage est au complet, monsieur.

— Merci, répondit Bolitho avec autant de formalité.

Et il commença la lecture du décret d’une voix parfaitement neutre.

Il avait entendu bien des capitaines le faire avant lui mais, tandis qu’il lisait le texte magnifiquement calligraphié, il ne parvenait pas à sortir du rôle de spectateur qui était le sien.

Le décret était adressé à Richard Bolitho, Esq., et le requérait de se rendre à bord de la corvette de Sa Majesté l’Hirondelle aux fins d’en prendre le commandement.

À une ou deux reprises, comme il poursuivait la lecture réglementaire, il entendit un homme tousser, un autre qui remuait les pieds. À bord d’une autre corvette, un officier observait la cérémonie à la lunette.

Il replia le décret dans sa poche et dit à Graves :

— Je vais dans ma chambre.

Il se couvrit, se dirigea lentement vers une descente capotée ouverte à l’avant de l’artimon et remarqua au passage que la barre était à ciel ouvert, sans aucun abri. Sale endroit en cas de tempête, se dit-il, et encore plus quand les boulets pleuvaient.

Dans son dos, l’équipage discutait après avoir rompu les rangs ; on sentait des relents de cuisine dans l’air immobile. Il était plutôt content d’avoir évité tout discours superflu qui n’aurait été qu’une manifestation de vanité. Ce jour était trop précieux, il voulait d’une manière ou d’une autre le faire partager à tous ses hommes.

Pris par l’instant, il avait oublié l’heure. Il descendit l’échelle et vint rejoindre Graves courbé en deux sous les barrots, se félicitant encore d’avoir résisté à la rhétorique et de s’être contenté de la lecture réglementaire : obliger les hommes à rester au soleil pour entendre un discours pompeux était une chose, les priver d’un repas bien gagné en était une autre.

Il grimaça en se cognant la tête contre un barrot.

— Je suis désolé, monsieur ! fit Graves.

Il semblait effrayé à l’idée que Bolitho pût lui en vouloir de l’exiguïté des lieux.

— Cela me servira de leçon.

Il alla jusqu’à la chambre et y pénétra, restant un instant immobile pour découvrir l’endroit qui lui était dorénavant réservé. De jolies fenêtres de poupe légèrement inclinées s’ouvraient d’un bord à l’autre et laissaient apercevoir le mouillage, une pointe, brillant au soleil. Les cloisons étaient peintes de vert pâle et les boiseries soulignées d’un trait doré. Quant au pont, il était dissimulé par de la toile à carreaux, le mobilier avait été choisi avec soin. Il se redressa prudemment : ça allait, il arrivait tout juste à se tenir debout.

Graves l’observait d’un air inquiet.

— J’ai peur que vous ne trouviez votre chambre bien étroite, monsieur, surtout après un vaisseau de ligne.

— Apportez-moi les livres, fit Bolitho en souriant, dès que vous aurez dîné. Monsieur Graves, je souhaite aussi recevoir les officiers dans la journée, mais pas de visite officielle – il s’arrêta en voyant une lueur d’inquiétude : … Y compris le second, naturellement.

Graves sortit et Bolitho s’appuya contre la porte fermée.

À l’étroit, après un vaisseau de ligne, voilà ce qu’avait dit Graves. Il jeta son chapeau sur le banc qui courait sous les fenêtres, déboucla son ceinturon, se débarrassa de son sabre et se laissa tomber dans un fauteuil couvert de velours vert. Il riait à s’en faire mal au ventre.

À l’étroit. Il s’avança sous les barrots. Mais après le carré du Trojan, c’était un palais.

Il alla s’asseoir près de son chapeau et contempla enchanté sa chambre chaleureuse, confortable à souhait.

Il était chez lui.

 

Armé pour la guerre
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Kent,Alexander-[Bolitho-04] Arme pour la guerre(1972).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html